ENREGISTREMENT ET TRANSCRIPTION : L’exemple vietnamien
Participation à la
JOURNEE DOCTORALE, 15 mai 2004, en Sorbonne
Sujet : Musique en acte et musique en trace,
Enregistrement et partition dans la publication musicologique
Intervention de Ylinh LÊ
ENREGISTREMENT ET TRANSCRIPTION :
L’exemple vietnamien
En cherchant une réponse à la question que François Picard m’a posée sur l’authenticité de certains documents sonores, j’ai réalisé qu’il m’était difficile d’être le chercheur de l’extérieur pour certains types de chants, comme des berceuses ou quelques chants alternés entre garçons et filles à la campagne. Je les ai entendu, voire exécuté en tant qu’utilisatrice ou participante (Tout ceci se passait dans mon enfance puisque pendant les évacuations de Hànôi, nous avons eu la chance d’avoir vécu quelques temps à la campagne (région du delta du fleuve Rouge). Les quelques chants qui subsistaient, chantés par les villageois pendant une soirée à la cour commune du village en tissant les cordes de bambou ou en se reposant n’étaient jamais très loin. Puis pendant nos études au Conservatoire de Hànôi, nos professeurs nous ont appris les chants issus de leur missions sur le terrain. Ils les ont appris eux-mêmes par voie orale ou peut être les ont enregistrés puis transcrits sur la portée musicale européenne. Nous devons pouvoir trouver un certain nombre très limité de « partitions » éditées entre 1960 et 1990, la plupart d’entre elles concernant une musique vocale déjà assez élaborée, semi-professionnelle comme hát dặm Quyển Sơn (type de chant rituel à la province de Thanh Hoá), Hát quan họ (chants alternés à la province de Bắc ninh), Hát văn (chants pendant le rituel de possession).
Cette intervention ne sera ni structurée, ni concluante, étant donné que je ne suis pas encore arrivée à bout de mes investigations d’une part, et d’autre part, la formule informelle de ces discussions me laisse une marge de manœuvre dans l’avancement de mes hypothèses.
Ce thème de discussion arrive juste à un moment pendant lequel je me trouve devant une décision à prendre sur la méthode d’analyse à appliquer à mon sujet de thèse. Ces travaux portent sur « la musique dans le rituel de possession, le Hầu bóng, au Việt nam », il s’agit d’une musique vocale et improvisée, exécutée par des musiciens professionnels. La préparation de l’intervention à Chime, portant sur la musique vocale faite et exécutée par monsieur et madame tout le monde, me permettait d’avoir un nouvel angle de vue d’où provient le constat que je vous délivre « en vrac ». Cet angle de vue n’est bien entendu valable que sur l’étude de la musique traditionnelle vietnamienne.
Dans un contexte où seule la transmission orale s’impose, même la musique dite professionnelle, n’est transmise qu’oralement jusqu’aux années soixante, je pense que la question revêt une importance particulière. L’exemple du Viêt-nam est assez parlant, puisque nous observons encore à ce jour une musique qui se trouve devant le dilemme de disparition, d’adaptation et/ou de continuité. Une musique traditionnelle qui subsiste tant bien que mal devant l’évolution du monde moderne, mais qui, partiellement, continue à exister, malgré vents et marées. Il est aussi utile de rappeler que dans cette musique populaire du Vietnam, sur les enregistrements existants (déjà très éparpillés et assez mal répertoriés), très peu de transcriptions ont vu le jour.
Il s’agit d’une musique liée à une fonction sociale et non pas d’une musique de performance. Certes il existe toujours un public qui apprécie ou parfois un jury qui note lors des concours, mais cette musique s’adresse toujours à un sujet qui est l’objet ou l’origine de la création musicale : les chanteurs de la partie adverse dans les chants alternés entre garçons et filles, le bébé dans les berceuses, les génies dans le rituel etc… Cette fonction sociale stoppée (l’éclosion de la guerre en 1945 a complètement basculé la vie quotidienne des villages), on observe l’extinction inexorable des traditions musicales profanes, surtout chez les Viêts, tandis que seules celles attachées à un rituel subsiste grâce à la foi de ses pratiquants. Les ethnies minoritaires (on totalise entre 54 et 56 sur le territoire), vivant en montagne, résistent mieux pour garder et pratiquer leur musique. Il y a vingt ans, avant l’ouverture du Viêtnam, j’ai encore pu venir chez eux et procéder à quelques enregistrements. Mais ces enregistrements, pour la majorité, étaient déjà « sous conditions », c’est à dire qu’ils chantaient pour que je les enregistre. Des chants en souvenir de leur jeunesse. La radio était déjà présente, les conservateurs résistaient, les « mitigés » voulaient encore chanter les anciens chants, mais cherchent à imiter ou à s’améliorer pour ressembler à ce qui était donné à la radio, il y avait aussi les avant-gardistes qui ne voulaient plus chanter des chansons venues par les ancêtres. Et la vague de « professionalisation » de cette musique, nhạc dân tộc cải biên, considéré pendant un temps, suscite plus de mal que de bien. L’improvisation n’a plus cours, puisqu’on chante « juste » ce qui est marqué sur la portée musicale, sur la partition.
Mais dans les traditions qu’on peut qualifier de semi-professionnelle (quan họ, ou chầu văn), il y a des anciens et des nouveaux, les aînés prenant en charge ceux qui viennent d’arriver, leur apprenant chant par chant, phrase par phrase. Ils chantent en « duo » jusqu’à ce que le cadet puisse commencer à chanter seul. Dans la musique du rituel de possession (un répertoire immensément riche en texte et en règles rituelles et musicales) aucune transcription n’a été observée et ni réalisée par les maîtres. Quelques extraits ont été transcrits par un musicologue, Thanh Hà, pour but d’analyse comme une pièce de la musique européenne (un couplet, deux couplets, mode, polyphonie, dominant et tonal…). Or pour les maîtres, seuls un cahier des textes existe pour quelques prestations formelles (chants devant l’autel sans cérémonie), lors des cérémonies, ils improvisent sur ce qu’ils savent chanter par cœur. Pendant la formation d’un nouveau, le maître chante, puis demande à son élève d’imiter, le corrige jusqu’à ce que l’élève arrive à sortir quelque chose qui plaît à l’oreille du maître. L’élève suit le maître pendant des années pour apprendre et pratiquer chant par chant, timbre par timbre, avant de pouvoir lui-même exécuter.
Que peut-on dire de l’enregistrement, de la transcription, de l’analyse, des partitions, de la transmission selon les méthodes ancestrales ? Comment se faufiler dans les deux systèmes qui n’ont pas beaucoup de point commun comme nous le verrons dans ces schémas ?
CHANTS : ANALYSES ET TRANSMISSION
On peut voir sur le schéma suivant (ce cas ne concerne uniquement, pour cette étape d’étude, que la chanson populaire vietnamienne):
Le chant |
Matrice du développement du chant |
Variation ou Improvisation, éléments qui influencent : |
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Règle de la poésie (coupure des mots) | Selon le chanteur, son talent, son répertoire, son inspiration | ||
Règle musicale : échelle, timbre, nuances, rythme, ornements spécifiques au style etc… | Selon le contexte : c’est le contexte qui fait changer la mélodie | ||
Règle sur la hauteur et rapport des hauteurs des tons. | Souvent, il faut aussi inventer une poésie, et son intonation influence sur la mélodie | ||
Puis, on voit ci-dessous un schéma de l’analyse et de transmission. La procédure d’analyse est celle utilisée par la plupart de musicologues :
Chants |
Enregistrement |
Transcription (partition) d’un chant pendant un moment donné, avec Matrice et improvisation. |
Analyse |
Et voici la procédure de transmission. Sans un système d’annotation adéquat, les acteurs populaires utilisent une procédure de transmission qui n’est pas celle que suit l’analyse :
Transmission des chants par voie orale, les maîtres prennent source depuis la Matrice |
Matrice ou hat chân phuong, « chanter sans fioritures » |
Improvisation, niveau maître |
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Vu ce schéma, nous voyons l’importance d’avoir une analyse de la Matrice d’abord, puis des ornements (et/ou principes d’ornements et d’improvisation). Il faut obligatoirement analyser plusieurs pièces du même chanteur dans plusieurs contexte, et la même pièce chantée par plusieurs chanteurs. L’analyse d’une seule pièce peut facilement transformer en piège si l’on n’arrive pas à dissocier les éléments de la Matrice et de l’improvisation.
Je vous fais circuler comme référence les analyses faites par le prof. TRẦN Văn Khê[1] sur un chant de Quan-họ, un de ces types de chants alternés entre garçons et filles dans le delta du fleuve rouge (nord Vietnam), les seuls à être encore pratiqué jusqu’à ce jour. Je l’ai choisi pour trois raisons : 1, Il sera plus facile pour ceux qui s’y intéressent de le consulter après. 2, Puisqu’à ma connaissance, ces analyses sont les plus complètes sur la question disponible à ce jour en français. 3, Et surtout par ce que cette analyse, si détaillée et bien faite soit-elle, illustre parfaitement la méthode actuelle d’analyse de la musique traditionnelle au Vietnam. L’ouvrage de référence des quatre auteurs traitant l’ensemble des chants de Quan họ édité en 1962[2] ne nous propose malheureusement pas une analyse sur la structure du genre musical.
Dans cette analyse, vous pouvez avoir un point de vue très clair du fameux exemple de ma mà má mạ mả mã que tous musicologues s’intéressant au Vietnam vous citeront un jour. Depuis longtemps, cette notion semble immuable, puisque, effectivement on note dans l’écrit que cinq tons de la langue comportent des signes, ainsi qu’un son sans signe. Si l’on sait que ces signes différencient le ton du mot, rien de plus naturel de conclure que le vietnamien comprend six tons. Mais lorsqu’on ne se base que sur de l’écrit, je crois que l’approche analytique peut donner des conclusions qui ne sont pas toujours les plus justes. Ou cela peut être juste pour un cas particulier (et encore, la subjectivité dans la transcription peut beaucoup jouer) mais ne peut systématiquement servir de règle*. En poussant la discussion avec François Picard jusqu’à l’extrême, constatant que la hauteur d’un ou des tons est fragile, la question peut carrément devenir « ce rapport de hauteur entre les tons est-il primordial? » ou encore faut-il en poser une autre « est-il plus intelligent d’approfondir l’investigation sur la façon de traiter tel ou tel ton dans un type de chant par une étude comparative pendant laquelle plusieurs chanteurs exécutent la même phrase ? ».
Cette analyse donne sans doute une foule de renseignements sur les techniques de composition et d’improvisation, mais à partir de cet exemple on n’apprend rien du style, du genre de cette musique, ni des techniques spécifiques qui le différencient des autres genres de chants alternés, ni de la relation de la pièce avec l’ensemble du genre musical. La pièce est là plutôt pour illustrer certains points sur une théorie que l’auteur souhaite souligner et la technique du genre musical ne semble pas visible. Même s’il n’est de toute façon pas possible de faire de manière détaillée dans une analyse d’un chant, nous pouvons apercevoir à travers la méthode d’analyse ce que j’appellerai « capter l’âme de la pièce et du genre musical auquel elle appartient ».
Petit résumé sur l’état des lieux :
Ne ce reste qu’une utopie, mais peut on commencer à retravailler sur les tons de la langue vietnamienne, déjà au point de vue linguistique. Puis au point de vue musicologique, d’aller chercher toutes les manières plus une à chanter pour peut être dénicher cette fameuse matrice de chaque genre ? Une autre difficulté subsiste : La convention de transcription reste à inventer, mais si la matière n’existe presque plus (disparition de la fonction sociale et donc de la musique qui allait avec), peut-on encore faire de la musicographie sur cette musique d’aujourd’hui ? L’étude de la matrice s’avère encore plus indispensable.
Je pense que mes collègues musicologues vietnamiens doivent approuver la nécessité de la mise en forme d’une base de règles de transcription permettant une harmonisation dans notre travail ; car une « vietnamisation » des méthodes d’études existantes me semble indispensable pour déceler toutes les spécificités de nos musiques. Tô Ngọc Thanh est le premier chercheur à s’être intéressé à la question d’une méthodologie sur l’étude de la musique folklorique vietnamienne. Il se penche sur l’intégralité du phénomène musical, le syncrétisme selon lequel on ne peut étudier sans prendre la totalité de l’acte musical, sa fonction sociale, ses finalités, ses exécutants et son environnement. Mais il n’a encore rien proposé pour la transcription, ni en méthode, ni en pratique. Les ouvrages des chercheurs Tú Ngọc, Thụy Loan ou Vũ Nhật Thăng se sont intéressés à la question des modes dans la globalité d’une « normalisation » de transcription d’hauteur, mais la question qui nous intéresse aujourd’hui reste encore une question sans réponse.
Comment doit on faire pour fixer des règles, exiger ou imposer une norme pour la transcription dans la publication musicologique de la musique. Deux voies s’ouvrent à nous : Ne ce reste qu’une utopie, mais peut-on prendre tous les enregistrements existants encore exploitables, pour émettre une règle de transcription ? mais alors cette approche peut-elle aider à connaître les mécanismes de chaque genre musical ? Ou il vaut mieux, comme les maîtres d’antan le font, attaquer par la matrice et chercher les ornements de la structure la camouflant ?
L’oralité signifiant aussi changement, aucun exemplaire enregistré et transcrit ne peut être figé. Une pièce est accepté dans ses variantes d’improvisation par la communauté des « initiés » si les caractères représentatifs sont acquis, ce caractère doit répondre aux « normes » et à « l’âme » du mécanisme régissant le style du genre musical.
Il me semble, dans le cadre de l’étude de la musique vocale traditionnelle du Vietnam, qu’il faudrait peut être inventer une nouvelle procédure. Il semble que dans cette musique, de la plus simple pièce chantée dans les champs jusqu’à l’épopée aux quatre heures minimum de musique ininterrompue des séances de rituel de possession, il existe des matrices pour chaque genre musical. Une étude de style permettra de trouver les éléments essentiels de chaque type de musique, les analyses serviront à déceler les matrices et les règles qui régissent l’ensemble du genre et ne sont que les premiers pas permettant l’accès de chaque type de chants. Je crains bien que c’est peut être la seule méthode permettant une éventuelle transmission, c’est d’ailleurs la méthode utilisée intuitivement communément par des génération de maîtres.
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- En fait, l’analyse de ce chant emmène à un moment la transcription de ces fameux tons. Cette transcription me semble assez subjective. François Picard m’a proposé de faire un test, si je souhaite re-expérimenter ce qu’il existe déjà sur la mesure des tons, au point de vue purement linguistique.
- Les liaisons entre ces six tons ont été très clairement citées dans la même analyse de TRAN Van Khê, et nous sommes d’accord avec la plupart d’entre elles, toutefois avec quelques réserves :
– « une phrase de conversation courante a déjà son dessin mélodique (plutôt de hauteur, LÊ Ylinh) et le rapport de hauteur entre les tons doit être respecté… », oui, sous quelques réserves et vue de manière « panoramique » et non pas en « zoom ». Nous le développons dans un autre ouvrage les analyses étayées par des mesures de hauteurs par la fréquence Hertz.
– « Le haut mélodique doit être plus haut que le haut plain… » : non, car, par exemple, comment on explique le cas de mả (tombeau), un mélodique bas, il sera comment par rapport à un bas plain (mà, mais) ? Nous le verrons lors des mesures de prononciation, et nous le ressentons déjà dans certains cas de figure où ces rapports sont complètement déformés au service de la mélodie musicale.
– « La classification des tons hauts et des tons bas » s’avère trop généralisée, car plusieurs sous-classes existent. Sur une totalité de six tons, cette classification peut s’avérer inutile.
– « Dans le souci de faire varier la mélodie, on ne perd pas de vue le rapport de hauteurs des tons linguistiques… » : en général mais pas systématiquement, surtout dans le cas des berceuses (cf. Intervention à Chime 2004, Paris La Sorbonne).